Texte écrit par Valérie Rousseau (AFAM) de New York
Extrait catalogue exposition AT THE AMERICAN FOLK ART MUSEUM
Vestiges & Verse: Notes from the Newfangled Epic
January 21, 2018–May 27, 2018
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https://folkartmuseum.org/exhibitions/vestiges-verse-notes-from-the-newfangled-epic/
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Dans une approche renouvelée du concept d’exposition, le LaM et l’American Folk Art Museum (New York, États-Unis) proposent un projet sur un thème conjoint – la structure narrative du récit – réalisé à partir d’une base commune et complémentaire d’artistes. L’exposition, qui se développe de façon spécifique dans chaque lieu, est accompagnée d’une publication commune.
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À l’American Folk Art Museum (20 janvier-27 mai 2018, commissariat : Valérie Rousseau), le projet, sous le titre Vestiges : les fantômes de la langue et du récit, réunit vingt artistes. Parmi eux des figures emblématiques de l’art brut (Aloïse Corbaz, Henry Darger, James Edward Deeds, Charles A. A. Dellschau, Achilles G. Rizzoli, Adolf Wölfli) et de plus récentes découvertes (Josep Baqué, Ariane Bergrichter, Jerry Gretzinger, William A. Hall, Carlo Keshishian, Susan T. King). Pour la première fois, ces œuvres - manuscrits inédits, carte géographique fictive, collages illustrés d’intrigues, cahiers traversés de textes codifiés et de dessins fragmentés, œuvres sérielles, pages de journaux intimes - sont présentées sous l’angle de la structure singulière des récits qui les composent, notamment les dimensions séquentielle et évolutive.
Dès la fin des années 1970, Ariane Bergrichter amorce une œuvre autobiographique profonde qui étaye ses perceptions et ses élans de créativité persistants. Entre 1988 et 1996, alternant entre phases de clairvoyance mais aussi d’angoisses, de remords et de persécution en résonance avec un passé troublé, elle se livre à une activité d’écriture intense qui se structure de deux manières distinctes: d’abord elle retranscrit scrupuleusement en lettres majuscules les voix—celles qui vont la harceler jusqu’à son décès—qu’elle entend dans sa tête (“AH!, CE QU’ELLE EST BÊTE – MAIS ÇA ME RAPPORTE SA BÊTISE. ELLE NE S’ENLÈVE PAS LA VIE, MOI JE LUI ENLÈVE LA VIE – C’EST UN LASER QUE J’AI INSTALLÉ DANS MES OREILLES POUR TE SEMER – JE NE VAIS PAS LE FAIRE CE SOIR, MAIS UN DE CES SOIRS, J’ATTAQUE.”). [- Sons, vibrations et ondes constituent autant de moyens utilisés par ses tortionnaires pour la faire souffrir, ce qui l’amène à calfeutrer le moindre trou dans les murs de son appartement pour contrer leur effet -]
Dans ses carnets, ces phrases insoutenables par l’agressivité dirigée à son égard, sont environnés de blocs de textes qui cette fois sont le fruit de réflexions personnelles. Écrits dans un style conventionnel, ils font office de réaction et de résolutions face aux énonciations autoritaires précédentes (“Son désir, rester invisible et me compromettre, moi qui finissait par être un peu autonome – Maintenant tout peu m’arriver – Il me vole sans témoin, il me mutile organiquement – Je n’ai plus une heure indépendante depuis 1988 – C’est comme si on laisse un sifflet de bouilloire fonctionner dans ma tête. Inhumain, cobaye.”)
Cette pratique littéraire—qui prend la forme d’un exutoire—se produit en parallèle à la création de collages. Arpentant le centre-ville de Bruxelles, énergisée à nouveau au sortir d’une vie relativement solitaire, Bergrichter croque sur le vif les scènes et décors de cafés, les individus aux profils remarquables, et les ouvriers des professions tertiaires—chauffeurs d’autobus, serveuses, employés de rues—pour lesquels elle démontre une grande sympathie, constituant une chronique brute et sans fard du quotidien. Incognito, elle épie et enregistre au stylo à bille sur bouts de papier ces scènes individuelles dont elle est le témoin. Les gens qu’elle dessine sont généralement accompagnés des bribes de leur conversation, insérées dans des bulles qui rappelle la bande dessinée. Parfois, c’est elle qu’elle esquisse sur ces pages, évoquant ses sources d’inspiration, sa jeunesse, et l’univers de la mode. À intervalle de quelques mois, Bergrichter sélectionne certains de ces dessins qu’elle assemble grossièrement avec du papier-collant et de la colle sur un support plus rigide. Au verso de cet assemblage, elle ajoute d’autres éléments nécessaires au récit qu’elle entend former: des images publicitaires menaçantes, des remarques cyniques personnelles à l’égard des rapports de pouvoir, des critiques sociales empreintes de dérision, des articles de presse variés, et des relevés criants de ses besoins essentiels. En guise de finition et pour unifier ces scènes disparates, il lui arrive de colorer les sujets qui pullulent à la surface de ses collages. À l’occasion, un cadre fait de hachures vient délimiter et enserrer sa composition. Ultimement, Bergrichter s’empresse de plier en quatre et remiser ses œuvres à l’abri des regards. C’est dans une grande malle valise brune que ses enfants ont trouvée, à son décès, entassés plus de cinquante collages—ainsi groupés, cette somme constitue un récit pluri temporel composé d’histoires individuelles disparates, cacophoniques, mais reconfigurées au mieux, prêtes à l’itinérance et au déplacement.
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Texte écrit par Manuela Servais, à l’occasion de l’exposition « Souriez j’adore » au Art et Marges Musée de Bruxelles:
Au fond notre maman a livré un témoignage. Résultat d’une impérieuse nécessité de créer pour survivre.
Deux choses nous paraissent très compliquées avec le recul : l’une est de ne pas faire d’interprétation personnelle de sa pensée au travers de ce qu’on découvre dans ses dessins, l’autre, est d’essayer de décrire quelqu’un qui n’est plus là, expliquer l’amour qu’on lui vouait, les énergies qui passaient entre nous.
Heureusement, d’Ariane il reste un peu de sa voix dans un film de Dany Janin et un autre de Françoise Levie, un peu de son écriture dans les textes qui décrivent ses nuits passées à entendre les voix qui la hantaient, un peu de son image par le biais d’un florilège de photos et surtout, son regard sur les êtres et les choses, dans ses dessins et ses collages.
Et puisque des images valent parfois mieux que mille mots, on vous laisse regarder vous-mêmes et découvrir son univers.
Ce qui revient le plus souvent (raison pour laquelle vous êtes assis en ce moment à une table de bistrot), ce sont les gens dans les cafés (les serveurs ou les clients), les habitants de Bruxelles et ses rues - à travers le monde ouvrier, les jeunes, habillés de vêtements originaux et colorés, des vieilles dames, pas bourgeoises mais plutôt marrantes ou courageuses. Puis il y a les fleurs, et nous ... ses enfants, ou elle... et ses autoportraits, flatteurs ou non. Tout un monde grouillant et multicolore.
On peut observer son oeuvre sous trois aspects.
Ses écrits, témoignant des voix qui l’ont torturées durant 10 ans de 1988 à sa mort en 1996,
le côté « collage » de ses assemblages, révélant ce que la société lui imposait de voir.
et le côté « dessins » de ses assemblages, montrant de manière très personnelle ce qu’elle voulait retenir de ce qu’elle voyait et vivait.
On vous épargne la description des multiples chocs subis fort tôt sur son chemin de vie, comme les morts accidentelles de son père puis de son frère de 20 ans, les bombardements de Dresde à 8 ans, la perte de la garde de ses jeunes enfants, etc.
On vous passe le manque d’argent, le mépris qu’elle a subi et perçu envers les plus faibles dans notre société (les femmes en particulier), la solitude, la maladie, le fait d'être allemande en Belgique juste arès la guerre, etc.
On vous incite à vous pencher sur l’histoire de la psychiatrie qui n’en est encore qu’aux balbutiements concernant les « entendeurs », comme on daigne les appeler depuis peu, conscients que la reconnaissance d’un mal est déjà une ébauche de guérison pour certains.
Mais plus que tout, nous vous suggérons de vous installer dans ce café populaire et bon enfant et de faire comme elle. Observez, créez, témoignez de ce que vous vivez d’une façon ou d’une autre. Il en restera toujours quelque chose. Une trace, une émotion et un partage.









Autoportraits d'Ariane issus de ses assemblages